"La beauté du geste" - Catherine David

Voici un florilège de phrases extraites du livre "la beauté du geste" de Catherine David, pratiquante assidue de piano et de Taiji.

 

L'apprentissage

  Dans le déroulement d’un kata de tai-chi-chuan, la maîtrise visible, la fidélité à la forme ne sont qu’un aspect limité, un premier stade de l’apprentissage. Elle s’acquiert grâce à l’imitation, à la répétition, et met en jeu une mémoire particulièrement exigeante, associant concentration mentale et physique.

 

  Le système scolaire nous habitue — hélas trop peu ! — à mémoriser des poèmes, éventuellement des tirades ou des discours. Mais presque rien n’est fait dans la vie du citoyen non danseur, même s’il est sportif, pour encourager cette mémoire spécifique qui engrange les mouvements du corps. Il se trouve que cette mémoire a des capacités structurantes pour le psychisme : elle transforme une succession discontinue de gestes en narration mobile; elle transporte du sens. Il en est de même, bien entendu, en ce qui concerne la mémoire musicale qui est le liant, l’humus de l’interprétation.

 

  La répétition échappe à la monotonie par d’infimes variations de poids, de distance, d’intention, d’intensité, en un mot de Qualité, comme dirait Robert Pirsig.

 

  Mais le vrai travail ne commence qu’une fois la forme extérieure mémorisée : une fois le premier niveau de la règle établi. Le travail se détourne alors de l'effort de mémoire, supposé provisoirement acquis, pour entamer la longue ascèse de l’approfondissement qui mène à un dévoilement progressif des multiples contenus de chaque geste

L'image

  L'art martial prouve l’existence de l’air. Les corps des combattants ne sont pas séparés par le vide, mais reliés l’un à l’autre par la substance même de l’atmosphère, par leurs souffles voisins. Le degré de vérité de leurs gestes — qui se manifeste par l’efficacité — dépend de leur perception fine de ce lien invisible.

  

  L’épaisseur de l’air n’est que l’une des images mentales classiques que les Orientaux utilisent pour augmenter la densité de leurs gestes. L’essentiel est que l’image soit assez évocatrice pour saisir le corps tout entier dans un maillage serré, pour éliminer les apartés qui font l’ordinaire des gestes quotidiens : de la colonne vertébrale à l’écartement des orteils et à l’expression du visage, l’ensemble des sensations et des gestes se soumet aux injonctions de la technique.

 

  L’image mentale est l’impulsion qui engendre la technique. Bien plus qu’une simple métaphore, elle est une interprétation possible de la réalité.

 

  L’intensité d’une image amène à rectifier naturellement une posture, à changer la manière d’avancer la main gauche vers l’avant-bras droit recourbé comme une porte protectrice devant le visage.

 

  L’image est par moments si prégnante qu’elle prend la place de la réalité : le parquet du dojo, dans lequel je tente d’enfoncer mes pieds comme dans un sol boueux, devient littéralement élastique, un trampoline de bois.

 

  L’efficacité pratique de ces « images », dont il faudrait définir plus précisément la nature, est facile à vérifier. Elle est à la mesure du contrôle exercé par l’esprit sur le geste : déraciner un arbre. Planter un arbre. Marcher dans la gadoue. Tirer et pousser en même temps. Installer des tensions contradictoires en tous les points du corps... Telles sont les recettes. Une métaphore suffit à modifier la torsion d’un muscle, et de proche en proche la densité du corps.

 

  Les images mentales  font partie de la technique« Ici, allume une étoile », a écrit Boucourechliev sur la partition de ma Partita de Bach .Ces étoiles se placent aux sommets successifs d’une escalade:  à chaque envol, les triples croches touchent le ciel.

la technique

 C’est une erreur commune de croire que la technique se distingue de l’interprétation, qu’un pianiste travaille sa technique comme on fait de la musculation et greffe ensuite sur ce cadre virtuose le bel édifice de son interprétation .

 

  La technique n’est pas un moyen de l’art, mais sa substance même, sa condition de possibilité. Sans technique fiable, les bonnes intentions mènent en enfer, les airs délicats se muent en guimauve, les élans s’affadissent. 

 

 Tant que la technique n’est pas maîtrisée, tant que le puzzle est incomplet, le jeu reste vacillant.

Le geste juste

  Pour que le geste soit plein, le bras qui avance doit être relié au centre du corps et mû par lui. Et, à travers ce centre, il concerne tous les points du corps, sans exception. Un geste du bras n’est plus que la simple conséquence, comme naturelle, d’un mouvement central qui engage tout le corps, des talons à la nuque et au sommet du crâne, en passant par le ventre, les coudes, la poitrine.. .

 

  De quoi dépend donc la plénitude d’un accord ? Les paramètres sont innombrables : vitesse de la descente des doigts, inclinaison des phalanges, courbure des poignets, détente des bras, position du corps sur le tabouret, manière de toucher le clavier, de s’y installer, de s’y enfoncer, d’en repartir, trajet accompli depuis la note précédente, précision de la pédale, de la mémoire, intimité avec l’œuvre, élan, conviction, concentration...

 

  La note juste témoigne du mouvement qui la produit; la beauté du geste certifie son efficacité ; l’excellence de l’acte et sa trace dans le monde sont une seule et même réalité. Comme disait le vieux Bach, «il suffit d’enfoncer la touche au bon moment »

 

  Les marionnettes de Kleist tirent leur grâce de la docilité de leurs membres aux impulsions du centre. « Chaque fois que le centre de gravité décrivait une ligne droite, les membres, eux, évoluaient selon des courbes.les marionnettes, petits golems, n’atteignent la perfection du geste que dans la mesure où elles n’ont aucune conscience de bouger.

  

  Le geste peut se définir par ses effets mais n’existe que par la sensation qui lui donne corps.

 

  Au tai-chi-chuan, la plénitude d’un geste dépend aussi de l’harmonie entre les forces contradictoires,les tensions, les résistances qui lui assignent son tracé.  

 

L'intention

  Établir une certaine continuité dans l’intention et donc le geste : voilà un des premiers progrès tangibles dans la pratique du tai-chi-chuan.  

 

  Si le corps est traversé par le souffle, il sera investi par la conscience ; s’il est immuablement centré, il se reliera au monde par tous ses ports et pores; alors les gestes revêtiront d’emblée le vêtement adéquat, délivrés des fioritures, exagérations et autres truquages : animés par l’esprit, comme le pinceau de Shitao : « Du moment que l’esprit s’en forme une vision claire, le pinceau ira jusqu’à la racine des choses. »

 

  La réalité interne du geste n’est pas toujours visible, mais elle est entièrement ajustée aux exigences de la musique — si musique il y a. Soutenir le contraire revient à dire que les éléphants engendrent des grenouilles.

Donner, trouver, accueillir le sens

  A  partir d’une certaine maîtrise, l’interprétation d’un kata est aussi une création, même imparfaite. Chacun son style...

 

  La musique et les katas racontent des histoires. Chacun peut choisir la sienne. Plus la structure est ferme, plus rigoureux le respect de la règle, et plus l’envol narratif se fait librement.

 

  La prise de conscience de la structure cachée d’une œuvre (ou d’un kata) va de pair avec la saveur qu’elle délivre.

 

  Le tai-chi-chuan s’approprie la pesanteur pour fabriquer de la grâce. Il enregistre le rythme sensible qui accorde la voix intérieure à la rumeur universelle. Il établit entre l’intérieur et l’extérieur, le vécu et l’apparence, un précipité d’expérience, un arc de lumière, un carrefour.

 

  Et de même que la parole émane du silence, selon la tradition de Musashi et de ses pairs, l’immobilité est la racine du geste, la fondation de l’édifice. . De là procède un des paradoxes de l’enseignement du budo : la rapidité ne vaut pas la lenteur, la lenteur ne vaut pas l’immobilité. Pour capter le véritable mouvement, il faut s’immerger dans l’immobilité.


Un lien vers une interview de C. David sur France Culture